[article]
Titre : |
Secret médical, la fin? |
Type de document : |
texte imprimé |
Auteurs : |
Bertrand Kiefer |
Année de publication : |
2015 |
Article en page(s) : |
p.2308 |
Langues : |
Français (fre) |
Mots-clés : |
SECRET MEDICAL |
Résumé : |
«La fin de la vie privée » : c’était l’affirmation qui servait de titre à un ensemble d’articles publiés au début de l’année par la revue Nature. On y trouvait des phrases du genre : « Certains chercheurs du domaine médical reconnaissent qu’il devient presque impossible de garder la confidentialité des données des patients ». On apprenait d’autres vérités plutôt dégrisantes. Par exemple, que l’anonymisation des données ne sert plus à grand chose puisqu’il suffit de quelques recoupements entre des bases anonymisées pour retrouver n’importe quelle personne. Et que, donc, la distinction entre les données personnelles et les autres, que nous laissons sans le savoir derrière nous, n’a plus grand sens.
Ce que décrit ce dossier de Nature, c’est une prolifération de l’écosystème des données qui a dépassé les prévisions. Déplacements, domaines d’intérêt, relations, achats, habitudes, paramètres de santé : plus rien n’échappe à la digitalisation. Surtout, la collecte, le croisement et l’analyse de données se pratiquent à une telle échelle et sont désormais si perfectionnés qu’ils font surgir de nouveaux savoirs et une multitude de comparaisons concernant chaque individu, chaque groupe et l’humanité dans son ensemble. Parfois, nous acceptons que nos données soient utilisées dans un cadre précis. Mais la réalité montre que le consentement est de plus en plus un amusement destiné à distraire la galerie démocratique. Les données confiées à un système sont mélangées à quantité d’autres pour, à la fin, produire une information très éloignée du but de départ.
Tout cela est vrai. Mais est-ce la fin de la vie privée ? Faut-il rendre les armes alors que le combat s’annonce d’une importance majeure ? Non, bien sûr. Ce qui nous distingue, nous les humains, plus encore que la technique, c’est notre esprit critique. Certes, les bouleversements du big data nous obligent à redéfinir ce qui doit être protégé de notre vie privée. Certains aspects de la confidentialité ont définitivement disparu, emportés dans les flots du big data. Mais justement : de cela, il nous faut commencer à définir les conséquences. Pour ensuite organiser de nouveaux systèmes d’opacité, de secret, donc de liberté. Il faut, autrement dit, apprendre à résister aux messages des grandes entreprises de l’information – et, de plus en plus, des Etats – affirmant que les innombrables avantages de la révolution des données ne pourront se manifester que si toutes les barrières tombent.
Bref, il y a urgence à penser les rôles respectifs du secret et de la transparence. A comprendre, par exemple, comment ils sont liés à une conception de l’humain. Nos données sont désormais, qu’on le veuille ou non, métabolisées dans le gigantesque organisme du big data, qui ensuite recrache nos caractéristiques et comportements, en des sortes d’avatars profilés, catégorisés, et dont le futur semble déterminé. Se pose donc la question : tout cela marche-t-il parce que l’humain et son environnement sont digitalisables de part en part et peuvent être considérés comme de simples produits d’algorithmes ? Ou l’information totale sur tous n’est-elle qu’un fantasme, une idéologie de domination qui finit par faire croire aux sujets dont elle est issue qu’ils sont des objets ? En tout cas, un nouvel ordre se met en place, qui accorde plus d’importance à ce qui se voit et se maîtrise qu’à ce qui est intime ou exprimé par un langage métaphorique.
En plus d’être une gigantesque entreprise technologique, le big data est aussi une machine à fabriquer du mythe. En particulier celui d’une information qui serait utile en elle-même, par un effet de transparence et de prédiction. Et ce mythe étend sa fascination sur l’époque. C’est ainsi que les gouvernements de plusieurs cantons romands veulent en finir avec le secret portant sur les informations obtenues lors d’une consultation médicale. Ils sont persuadés que si le secret était mis à plat chez les individus suspects, la sécurité publique y gagnerait. Certains politiciens pensent aussi qu’il faudrait obliger les médecins à dénoncer les conducteurs professionnels alcooliques ou dépressifs. Et bientôt, probablement, exiger d’eux de devenir les fournisseurs de données sensibles d’un système de société basé sur l’information totale.
Absurde concession à l’esprit du temps. C’est l’envers qu’il faut viser. Le big data cherche l’omniscience ? Justement, rien n’importe autant que de « sanctuariser » quelques pratiques comme la relation soignant-soigné, où l’humain est considéré sans jugement, sans a priori, selon ses besoins. Cette sanctuarisation, qui passe probablement par une mise à l’écart de toute digitalisation, devrait être inscrite dans la loi. Certains aspects liés à l’intimité de l’individu et à sa vulnérabilité révélés lors de la relation thérapeutique ne servent à rien dès lors qu’ils sont transmis, sinon à abîmer leur source.
De même, nous devrions exiger des lois qu’elles interdisent que des données obtenues dans un cadre médical puissent être retournées contre les intérêts des patients. D’une manière générale, les données devraient appartenir à ceux dont elles sont issues. Pour le moment, devant les défis du big data et les enjeux de protection de la vie privée, la Suisse se montre d’une extrême frilosité législative.
Diminution du domaine de la vie privée, affaiblissement du secret médical, cela veut dire : pouvoir accru de certains individus qui ont accès à l’intime des autres. D’où la question : qui surveille ceux qui savent ou observent ? Dans le cas des gouverments qui exigent de connaître la dangerosité des détenus : qui contrôle ceux qui interprètent la connaissance ? Pour le big data qui décode la vie privée, qui décide de l’orientation des algorithmes, des développements à mener ? Où se trouve le centre et les motifs du commandement ? S’agit-il du profit de quelques-uns ? D’une banale volonté de pouvoir, mais portée par de nouveaux moyens ? Ou d’utopies non démocratiquement discutées ? A tout cela, il est temps de s’intéresser. La lumière doit porter sur les intentions de ceux qui collectent les données bien plus que sur ceux qui les donnent.
Ce que sait le médecin, c’est que le sujet humain ne cesse de travestir la réalité et de se mentir, de fabriquer du faux avec du vrai et du vrai avec du faux. Et que c’est non seulement son droit, mais surtout une forme de langage. L’intime est un lieu de pure liberté, de complexité. Mais il ne faudrait pas que la possibilité du langage décalé, du jeu avec le réel, devienne l’apanage des seuls surveillants, des quelques-uns qui ont la possibilité de rester hors du panoptique absolu qui se met en place.
Dans toutes les tentatives de rupture, par des moyens politiques et légaux, du secret médical, on trouve le même fantasme que dans le projet du big data : prévoir le comportement des individus. Mais voilà le problème : les individus restent malgré tout imprévisibles. D’ailleurs, cette imprévisibilité est l’un des buts de la médecine. Car elle est la condition de la liberté. L’enjeu d’une lutte pour la préservation du secret, c’est de protéger non seulement les intérêts de chacun, mais aussi de permettre à la vulnérabilité de s’exprimer, d’être un objet de soins, de partage et d’aide.
Dans l’affirmation du secret, il y a donc un projet anthropologique, une vision de l’homme comme système non entièrement calculable et prévisible.
Le secret revient à affirmer : quelque chose en l’humain résiste à la transparence de l’information. Quelque chose a le droit de résister. Et c’est pour ça que le big data, dans sa colossale dimension commerciale, déteste le secret. |
Permalink : |
http://cdocs.helha.be/pmbgilly/opac_css/index.php?lvl=notice_display&id=36274 |
in Revue médicale suisse > 497 (Décembre 2015) . - p.2308
[article] Secret médical, la fin? [texte imprimé] / Bertrand Kiefer . - 2015 . - p.2308. Langues : Français ( fre) in Revue médicale suisse > 497 (Décembre 2015) . - p.2308
Mots-clés : |
SECRET MEDICAL |
Résumé : |
«La fin de la vie privée » : c’était l’affirmation qui servait de titre à un ensemble d’articles publiés au début de l’année par la revue Nature. On y trouvait des phrases du genre : « Certains chercheurs du domaine médical reconnaissent qu’il devient presque impossible de garder la confidentialité des données des patients ». On apprenait d’autres vérités plutôt dégrisantes. Par exemple, que l’anonymisation des données ne sert plus à grand chose puisqu’il suffit de quelques recoupements entre des bases anonymisées pour retrouver n’importe quelle personne. Et que, donc, la distinction entre les données personnelles et les autres, que nous laissons sans le savoir derrière nous, n’a plus grand sens.
Ce que décrit ce dossier de Nature, c’est une prolifération de l’écosystème des données qui a dépassé les prévisions. Déplacements, domaines d’intérêt, relations, achats, habitudes, paramètres de santé : plus rien n’échappe à la digitalisation. Surtout, la collecte, le croisement et l’analyse de données se pratiquent à une telle échelle et sont désormais si perfectionnés qu’ils font surgir de nouveaux savoirs et une multitude de comparaisons concernant chaque individu, chaque groupe et l’humanité dans son ensemble. Parfois, nous acceptons que nos données soient utilisées dans un cadre précis. Mais la réalité montre que le consentement est de plus en plus un amusement destiné à distraire la galerie démocratique. Les données confiées à un système sont mélangées à quantité d’autres pour, à la fin, produire une information très éloignée du but de départ.
Tout cela est vrai. Mais est-ce la fin de la vie privée ? Faut-il rendre les armes alors que le combat s’annonce d’une importance majeure ? Non, bien sûr. Ce qui nous distingue, nous les humains, plus encore que la technique, c’est notre esprit critique. Certes, les bouleversements du big data nous obligent à redéfinir ce qui doit être protégé de notre vie privée. Certains aspects de la confidentialité ont définitivement disparu, emportés dans les flots du big data. Mais justement : de cela, il nous faut commencer à définir les conséquences. Pour ensuite organiser de nouveaux systèmes d’opacité, de secret, donc de liberté. Il faut, autrement dit, apprendre à résister aux messages des grandes entreprises de l’information – et, de plus en plus, des Etats – affirmant que les innombrables avantages de la révolution des données ne pourront se manifester que si toutes les barrières tombent.
Bref, il y a urgence à penser les rôles respectifs du secret et de la transparence. A comprendre, par exemple, comment ils sont liés à une conception de l’humain. Nos données sont désormais, qu’on le veuille ou non, métabolisées dans le gigantesque organisme du big data, qui ensuite recrache nos caractéristiques et comportements, en des sortes d’avatars profilés, catégorisés, et dont le futur semble déterminé. Se pose donc la question : tout cela marche-t-il parce que l’humain et son environnement sont digitalisables de part en part et peuvent être considérés comme de simples produits d’algorithmes ? Ou l’information totale sur tous n’est-elle qu’un fantasme, une idéologie de domination qui finit par faire croire aux sujets dont elle est issue qu’ils sont des objets ? En tout cas, un nouvel ordre se met en place, qui accorde plus d’importance à ce qui se voit et se maîtrise qu’à ce qui est intime ou exprimé par un langage métaphorique.
En plus d’être une gigantesque entreprise technologique, le big data est aussi une machine à fabriquer du mythe. En particulier celui d’une information qui serait utile en elle-même, par un effet de transparence et de prédiction. Et ce mythe étend sa fascination sur l’époque. C’est ainsi que les gouvernements de plusieurs cantons romands veulent en finir avec le secret portant sur les informations obtenues lors d’une consultation médicale. Ils sont persuadés que si le secret était mis à plat chez les individus suspects, la sécurité publique y gagnerait. Certains politiciens pensent aussi qu’il faudrait obliger les médecins à dénoncer les conducteurs professionnels alcooliques ou dépressifs. Et bientôt, probablement, exiger d’eux de devenir les fournisseurs de données sensibles d’un système de société basé sur l’information totale.
Absurde concession à l’esprit du temps. C’est l’envers qu’il faut viser. Le big data cherche l’omniscience ? Justement, rien n’importe autant que de « sanctuariser » quelques pratiques comme la relation soignant-soigné, où l’humain est considéré sans jugement, sans a priori, selon ses besoins. Cette sanctuarisation, qui passe probablement par une mise à l’écart de toute digitalisation, devrait être inscrite dans la loi. Certains aspects liés à l’intimité de l’individu et à sa vulnérabilité révélés lors de la relation thérapeutique ne servent à rien dès lors qu’ils sont transmis, sinon à abîmer leur source.
De même, nous devrions exiger des lois qu’elles interdisent que des données obtenues dans un cadre médical puissent être retournées contre les intérêts des patients. D’une manière générale, les données devraient appartenir à ceux dont elles sont issues. Pour le moment, devant les défis du big data et les enjeux de protection de la vie privée, la Suisse se montre d’une extrême frilosité législative.
Diminution du domaine de la vie privée, affaiblissement du secret médical, cela veut dire : pouvoir accru de certains individus qui ont accès à l’intime des autres. D’où la question : qui surveille ceux qui savent ou observent ? Dans le cas des gouverments qui exigent de connaître la dangerosité des détenus : qui contrôle ceux qui interprètent la connaissance ? Pour le big data qui décode la vie privée, qui décide de l’orientation des algorithmes, des développements à mener ? Où se trouve le centre et les motifs du commandement ? S’agit-il du profit de quelques-uns ? D’une banale volonté de pouvoir, mais portée par de nouveaux moyens ? Ou d’utopies non démocratiquement discutées ? A tout cela, il est temps de s’intéresser. La lumière doit porter sur les intentions de ceux qui collectent les données bien plus que sur ceux qui les donnent.
Ce que sait le médecin, c’est que le sujet humain ne cesse de travestir la réalité et de se mentir, de fabriquer du faux avec du vrai et du vrai avec du faux. Et que c’est non seulement son droit, mais surtout une forme de langage. L’intime est un lieu de pure liberté, de complexité. Mais il ne faudrait pas que la possibilité du langage décalé, du jeu avec le réel, devienne l’apanage des seuls surveillants, des quelques-uns qui ont la possibilité de rester hors du panoptique absolu qui se met en place.
Dans toutes les tentatives de rupture, par des moyens politiques et légaux, du secret médical, on trouve le même fantasme que dans le projet du big data : prévoir le comportement des individus. Mais voilà le problème : les individus restent malgré tout imprévisibles. D’ailleurs, cette imprévisibilité est l’un des buts de la médecine. Car elle est la condition de la liberté. L’enjeu d’une lutte pour la préservation du secret, c’est de protéger non seulement les intérêts de chacun, mais aussi de permettre à la vulnérabilité de s’exprimer, d’être un objet de soins, de partage et d’aide.
Dans l’affirmation du secret, il y a donc un projet anthropologique, une vision de l’homme comme système non entièrement calculable et prévisible.
Le secret revient à affirmer : quelque chose en l’humain résiste à la transparence de l’information. Quelque chose a le droit de résister. Et c’est pour ça que le big data, dans sa colossale dimension commerciale, déteste le secret. |
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